Texte publié dans le numéro 23 de l'Info-CRDE (Juin 2020)
Le contexte
Les effets de l’assimilation linguistique se font sentir depuis plusieurs années dans la francophonie canadienne (Houle et Corbeil, 2017). Bien que l’on puisse penser que les francophones du Nouveau-Brunswick se trouvent dans une situation plus confortable en raison de leurs statuts procurés par la Charte canadienne des droits et libertés, il en reste que les jeunes francophones sont similairement exposés aux risques d’assimilation par la langue anglaise comme les autres francophones hors Québec du pays (Cao, Chouinard et Dehoorne, 2005). Les statistiques démontrent l’existence de ces risques alors qu’en 2019, 78,7 % des élèves de la 12e année des écoles secondaires francophones de la province ont indiqué utiliser l’anglais dans leurs activités quotidiennes (Ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance du Nouveau-Brunswick, 2019).
Ce risque d’assimilation par la langue anglaise entraine des changements significatifs sur l’éducation de langue française au Nouveau-Brunswick. Afin d’assurer la survie de la minorité, il faut que les écoles des communautés minoritaires offrent un milieu de socialisation qui reflète la langue et la culture de la minorité afin de permettre une conscientisation et une construction de l’identité (Landry, Allard et Deveau, 2007). Cela complexifie cependant le rôle de plusieurs personnes intervenantes, notamment les directions d’écoles. En effet, il fut démontré par Leurebourg (2013) et ensuite illustré par Boudreau, (2014) et Boudreau et Gaudet (2018) qu’un troisième rôle, soit la promotion de la langue française et de la culture francophone, doit être joué par les directions d’écoles en milieu minoritaire en plus des rôles traditionnels d’intendance et de gestion éducative tels que décrits par Lapointe, Brassard, Garon, Girard et Ramdé (2011) pour les directions en milieu majoritaire.
Afin d’appuyer les personnes intervenantes dans les environnements scolaires en milieux linguistiques minoritaires et de mieux encadrer l’apprentissage dans ces environnements, le ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance du Nouveau-Brunswick (MÉDPENB) mit sur pied la Commission sur l’école francophone, en 2008, avec comme principal mandat la mise en œuvre d’une consultation massive auprès de la communauté francophone et acadienne dans le but d’identifier les enjeux et les défis de l’école francophone néo-brunswickoise (Ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance du Nouveau-Brunswick, 2014). Les travaux de la Commission aboutirent éventuellement à la publication de La Politique d’aménagement linguistique et culturel par le MÉDPENB en 2014.
Problématique
Bien que La Politique d’aménagement linguistique et culturel contienne dans son lot plusieurs stratégies en lien avec la direction des écoles, l’une de ses orientations a une répercussion plus significative sur l’administration scolaire. Elle préconise un mode de gestion basé sur le leadeurship partagé. Le ministère de l’Éducation du Nouveau-Brunswick n’est cependant pas le seul à en faire de même. En effet, on peut également observer une importance accrue accorder au leadeurship partagé dans le document-cadre en aménagement linguistique et culturel du Ministère de l’Éducation de l’Ontario (Gouvernement de l’Ontario. Ministère de l’Éducation, 2011).
L’idée semble à la base intéressante étant donné que le leadeurship partagé a fait ses preuves quant à l’efficacité de divers organismes, en particulier au sein de compagnies aériennes, de pharmaceutiques et d’entreprises commerciales (Luc, 2016). Très peu de recherches existent cependant sur le concept dans un contexte scolaire. Parmi celles-ci, on ne retrouve que l’étude du leadeurship partagé dans le cadre de communautés d’apprentissages (Isabelle, Genier, Davidson et Lamothe, 2013) ou bien au sein d’un milieu linguistique majoritaire (Lacroix, 2018 ; Luc et Le Saget, 2013). Il n’a donc pas été démontré, à notre connaissance, que le leadeurship partagé ait une influence positive pour l’administration d’une école en milieu linguistique minoritaire.
Le leadeurship partagé
Mais qu’est-ce que le leadeurship partagé ? Les fondements du leadeurship sont attribués à Mary Parker Follet qui, vers la première moitié du 20e siècle, décrivait le vrai pouvoir comme étant exercé avec les autres plutôt que sur les autres (Pearce et Conger, 2003 cité dans Luc, 2019). L’idée de Follet (1924) se développa et évolua au fil du temps en intégrant les recherches sur les rôles au sein des groupes, la gestion participative et le leadeurship transformationnel (Luc, 2019). On définit aujourd’hui le leadeurship partagé comme un processus collectif d’influence où les membres d’un même groupe visent l’atteinte d’un but commun par la mise en commun de leurs leadeurships respectifs (Luc, 2019).
En pratique, il est possible de reconnaitre le leadeur exerçant un leadeurship partagé par l’entremise d’une série de comportements. Selon Luc (2010), le leadeur exerçant un leadeurship partagé :
Mobilise ses collègues autour d’un défi par l’encouragement, le soutien et l’influence ;
Clarifie la cible et recentre le groupe sur celle-ci ;
Développe des compréhensions communes par le partage de l’information et la rétroaction ;
Remets en question la pensée uniforme en défiant les façons de faire et de penser qui représentent des obstacles ;
Développe le potentiel des autres par la confiance ;
Prends des risques calculés et décisions difficiles afin de faire avancer le groupe ;
Participe à la prise de décisions ;
Partage ouvertement la responsabilité des efforts et des résultats.
Le projet de recherche
Étant donné l’émergence du leadeurship partagé comme l’une des solutions potentielles dans les écoles francophones en milieu minoritaire, principalement en ce qui a trait à la construction identitaire, il est important de d’abord vérifier quels sont ses effets dans ce domaine. Toutefois, avant même d’anticiper l’amorce de cette vérification, il faut d’abord déterminer si le leadeurship partagé est présent dans les écoles de milieu minoritaire francophone et, le cas échéant, tenter de comprendre comment celui-ci se manifeste. Pour ce faire, nous nous sommes fixé l’objectif de recherche suivant : comprendre comment se manifeste le leadeurship partagé dans les actions des directions d’école reliées à leur rôle de passeur culturel.
Afin d’atteindre cet objectif, nous allons entreprendre une recherche qualitative exploratoire de nature descriptive puisqu’elle nous permettra d’explorer un phénomène peu étudié à ce jour avec un échantillon plus restreint (Poupart, Deslauriers, Groulx, Laperrière, Mayers et Pires, 1997). Plus précisément, nous allons nous servir de l’approche par étude de cas multiples, telle que définie par Merriam (1998), où, à l’aide de plusieurs récits, nous tenterons de mieux comprendre le phénomène (Van der Maren, 2014). Nous visons la conduite d’entretiens semi-dirigés auprès de 3 directions d’écoles néo-brunswickoises du District scolaire francophone Sud (DSFS) en tentant d’avoir des profils différents pour chacune d’entre elles (ex : direction d’une école primaire, d’une école secondaire, etc.). Les récits de ces directions nous permettront ensuite d’amorcer le questionnement sur les effets du leadeurship partagé sur la construction identitaire en milieu linguistique minoritaire et d’éventuellement permettre aux personnes intervenant en éducation de mieux orienter leurs pratiques telles que préconiser par la PALC.
Références
Boudreau, L. C. (2014). Comprendre le leadership des directions d’écoles en milieu francophone minoritaire : Leadership, formation et créativité [thèse de doctorat]. Université de Moncton.
Boudreau, L. C., & Gaudet, J. d’Arc. (2018). Le leadership scolaire en milieu francophone minoritaire du Nouveau-Brunswick : Quelques représentations de directions d’école. Éducation et francophonie, 46(1), 122-141. https://doi.org/10.7202/1047139ar
Cao, H., Chouinard, O., & Dehoorne, O. (2005). De la périphérie vers le centre : L’évolution de l’espace francophone du Nouveau-Brunswick au Canada. Annales de géographie, 642(2), 115‑140.
Follett, Mary P. (1924). Creative experience, New york, Longmans Green.
Gouvernement de l’Ontario. Ministère de l’Éducation. (2011). Un personnel qui se distingue ! Profil d’enseignement et de leadership pour le personnel des écoles de langue française de l’Ontario. http://www.edu.gov.on.ca/fre/amenagement/GuideProfilEnseignement.pdf
Houle, R., & Corbeil, J.-P. (2017, 25 janvier). Projections linguistiques pour le Canada, 2011 à 2036 (publication n° 89-657-X2017001). Statistique Canada. https://www150.statcan.gc.ca/n1/fr/catalogue/89-657-X2017001
Isabelle, C., Genier, É., Davidson, A., & Lamothe, R. (2013). CAP : Un leadership partagé entre le conseil scolaire, la direction et les enseignants. Éducation et francophonie, 41(2), 155‑177. https://doi.org/10.7202/1021031ar
Lacroix, I. (2018). Pratique de gouvernance éducative multijoueur et leadership partagé : La direction, les parents et les membres de la communauté. Éducation et francophonie, 46(1), 67‑82. https://doi.org/10.7202/1047136ar
Landry, R., Allard, R., & Deveau, K. (2007). Profil sociolangagier des élèves de 11e année des écoles de langue française de l’Ontario. Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques. http://icrml.ca/images/stories/documents/fr/prol_sociolangagier_des_eleves_de_11e_annee_des_ecoles_de_langue_francaise_de_ontario.pdf
Lapointe, P., Brassard, A., Garon, R., Girard, A., & Ramdé, P. (2011). La gestion des activités éducatives de la direction et le fonctionnement de l’école primaire. Canadian Journal of Education / Revue canadienne de l’éducation, 34(1), 179‑214.
Leurebourg, R. (2013). Rôles des directions d’école de langue française en situation minoritaire. Canadian Journal of Education, 36(3), 272‑297.
Luc, É. (2010). Le leadership partagé. Les Presses de l’Université de Montréal.
Luc, É. (2016). Le leadership partagé : Du mythe des grands leaders à l’intelligence collective. Gestion, 41(3), 32‑39.
Luc, É. (2019). Le secret des grandes équipes : Huit compétences pour un leadership partagé. Les Presses de l'Université de Montréal.
Luc, É., & Le Saget, M. (2013). L’école Tourterelle : Pour la réussite et le bien-être des enfants. Dans É. Luc et M. Le Saget (dir.), La pratique du leadership partagé : Une stratégie gagnante (p. 137‑152). Les Presses de l’Université de Montréal.
Merriam, S. B. (1998). Qualitative research and case study applications in education (2nd ed). Jossey-Bass Publishers.
Ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance du Nouveau-Brunswick. (2014). La politique d’aménagement linguistique et culturel.
Ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance du Nouveau-Brunswick. (2019). Sondage de fin d’études secondaires 2019—Secteur francophone. https://www2.gnb.ca/content/dam/gnb/Departments/ed/pdf/K12/StatisticalReports-RapportsStatistiques/SondageDeFinDetudesSecondaires2019.pdf
Poupart, J., Deslauriers, J-P., Groulx, L.-H., Laperrière, A., Mayers, R., & Pires, A. P.. (1997). La recherche qualitative : Enjeux épistémologiques et méthodologiques. gaëtan morin éditeur.
Van der Maren, J.-M. (2014). La recherche appliquée pour les professionnels : Éducation, (para)médical, travail social (3e éd.). de boeck.
Pour plus de textes de l'Info-CRDE: https://www.umoncton.ca/crde/node/39
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