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Enseigner la pensée critique par le dialogue

Dans le Profil du leadeurship en aménagement linguistique et culturel pour le système éducatif acadien et francophone du Nouveau-Brunswick, on y indique qu’une direction d’école est responsable de comprendre les principes de la pensée critique (qu’est-ce que c’est ?) et valoriser des initiatives qui permettent aux élèves de la mobiliser (comment l’enseigner ?). Cette responsabilité est extrêmement importante puisque l’école doit être un endroit où les jeunes mobilisent et développent leur pensée critique. D’ailleurs, le développement de ce type de pensée est, selon plusieurs documents qui façonnent l’éducation francophone au Nouveau-Brunswick, une visée éducative du système scolaire de la province (MEDPE, 2014 ; MEDPE, 2016a ; MEDPE, 2016b ; MEDPE, 2019). Alors, comment ça se passe dans nos écoles ? Difficile de répondre à cette question. La seule étude réalisée en sol néo-brunswickois francophone sur le sujet nous indique que les enseignants ont 1) de la difficulté à définir la pensée critique et 2) sont perplexes quant à la façon d’agir pour l’enseigner (Lang, Ferguson et Chiasson, 2015). Cela dit, ces constats ne sont pas uniques aux enseignants de notre province, des chercheurs ont obtenu des résultats similaires un peu partout à travers le monde (Gagnon et Lang, 2018).


Dans cette courte réflexion, je soutiens que le dialogue est une avenue intéressante pour l’éducation à la pensée critique en contexte scolaire. J’explique brièvement pourquoi cela est le cas à l’aide d’arguments sociétaux et pédagogiques. Afin de nous situer, commençons par proposer une définition de travail de la pensée critique.


Phénomène particulier, il semble y avoir autant de définitions de la pensée critique que de définisseurs ! Face à une infinité, pour ainsi dire, de définitions de la pensée critique, celle du philosophe américain Matthew Lipman me semble appropriée. Il la définit comme « une pensée qui facilite le jugement parce qu’elle repose sur des critères est autocorrective et soucieuse du contexte » (Lipman, 2006, p. 205). En gros, penser de manière critique, c’est porter des jugements justifiables à l’aide de critères qui sont sensibles au contexte dans lesquels ils existent. De plus, ce type de pensée est autocorrectif, c’est-à-dire qu’il est acceptable, voire encouragé, de changer d’idée ou d’avis.


Les arguments sociétaux qui justifient les effets de mise en œuvre d’une éducation à la pensée critique sont nombreux et liés à plusieurs domaines : la citoyenneté, la démocratie, le vivre ensemble, la lutte contre la propagande et j’en passe. Deux phénomènes me sautent particulièrement aux yeux par leur pertinence sociopolitique et relation étroite avec l’univers des médias sociaux que les jeunes (et les boomers !) aiment tant : 1) la désinformation et 2) la radicalisation.


Concernant le phénomène de la désinformation, les gens sont plus que jamais bombardés d’informations de toutes sortes partagées avec une rapidité fulgurante qu’il devient de plus en plus difficile de naviguer à travers ce « marché cognitif » avec une vigilance critique (Bronner, 2019). D’un côté cognitif et pédagogique, les jeunes doivent apprendre à évaluer de manière critique les informations et idées qu’ils consomment et, surtout, partagent. Sérieusement, qui n’a jamais « sharé » une « story » sur Instagram après n’avoir lu que le titre ?


Pour ce qui est de radicalisation en ligne, elle se manifeste souvent sous forme de propos, jugements et opinions extrêmes. La mer informationnelle souvent subjective et parsemée de contenus commandités fait en sorte que les connaissances et vérités sont à la fois plus facilement et difficilement accessibles en raison de l’énorme quantité d’informations fausses et d’opinions extrêmes à naviguer dans un monde de plus en plus diversifié (Baillargeon, 2019). L’incompréhension causée par l’ère post-vérité a comme effet de renforcer des comportements qui se manifestent sous forme d’opinions radicales diffusées sur les médias sociaux, plateformes qui défavorisent le dialogue dans une ère où le désir de participer à la vie démocratique, pour plusieurs adolescents, se perd dans un état de nihilisme généralisé (Gertz, 2018 ; Lanier, 2018). D’un point de vue social et pédagogique, les enfants doivent, dès un jeune âge, apprendre à partager leurs opinions dans le respect en plus de s’ouvrir à ceux d’autrui dans un climat d’ouverture où l’objectif est la quête d’une compréhension commune (Sasseville, 2009 ; UNESCO, 2015).


L’enseignement dialogique de la pensée critique est intéressant en raison des dimensions éducatives qu’il vise, soit la dimension cognitive et sociale.


Du côté de la dimension cognitive, un enseignement de la sorte place les élèves dans des situations où ils ont à évaluer des jugements en se basant sur des critères. Ils sont appelés, pour ainsi dire, à véritablement penser par et pour-eux-mêmes, et ce, avec les autres (Lipman, 2003). Pour l’enseignant, cela suppose qu’il doit offrir un enseignement axé sur l’articulation de la pensée, c’est-à-dire qu’il invite les élèves à réfléchir à la manière dont ils forment leurs idées, conclusions et jugements dans un processus d’apprentissage métacognitif. Les élèves s’interrogent quant à leurs propres pensées, celles des autres, en plus d’inviter autrui à examiner leurs propos et les leurs. Cet exercice cognitif permet de lutter contre le phénomène de la désinformation.


Pour ce qui de la dimension sociale, l’enseignement de la pensée critique par le dialogue est pertinent dans la mesure où elle vise la création d’un climat d’ouverture en s’intéressant surtout aux idées partagées plutôt que la personne qui les partage. Durant une situation pédagogique de la sorte, la diversité des points de vue, l’incompréhension et l’autocorrection sont des attitudes acceptées, voire encouragées. La personne qui anime un dialogue doit s’assurer de créer un milieu respectueux où les désaccords sont mis en lumière pour l’avancement de la discussion. Cet exercice social permet de lutter contre le phénomène de la radicalisation.


J’estime qu’enseigner la pensée critique par le dialogue est une approche pédagogique qui mérite d’être explorée en contexte scolaire néo-brunswickois. Le programme de philosophie pour enfants, une méthode qui consiste à mettre en œuvre des dialogues philosophiques, montre beaucoup de promesses (Ventista, 2019). Durant ceux-ci, les élèves, dès la maternelle, sont placés dans des situations d’apprentissage que l’on nomme des communautés de recherche philosophique où l’accent est mis sur le processus de co-construction de sens (la recherche de sens collaborative face à une problématique qui est commune) et l’articulation de la pensée (comment pense-t-on ce que l’on pense ?).


À des fins pédagogiques, des guides d’accompagnement destinés aux éducateurs comportant des histoires à nature philosophique et des guides de discussion (de la maternelle à la douzième année) furent conçus par plusieurs pédagogues. Au Nouveau-Brunswick, l’Association francophone des parents du Nouveau-Brunswick a produit des activités en s’inspirant du programme de philosophie pour enfants en lien avec l’identité linguistique. De plus, un projet fut initié par Mathieu Lang et moi-même afin de créer des guides dialogiques pour l’animation de communautés de recherche philosophique à partir des livres des éditions Bouton d’or Acadie. La communauté de recherche philosophique et, plus précisément, les conduites enseignantes lors de l’animation de celle-ci sont les sujets de mon projet de thèse qui va paraitre… un jour.


Sur ce, je vous engage à encourager vos élèves, les citoyens d’aujourd’hui, à dialoguer entre eux des enjeux sociétaux qui les touchent. Je suis persuadé qu’ils seront heureux et à l’aise, avec un peu de pratique, de partager leurs points de vue avec leurs camarades de classe. Après tout, ne dit-on pas que la vérité sort de la bouche des enfants ? Il faut commencer par encourager les enseignants à alimenter les réflexions à l’école. Il importe de favoriser la mise en œuvre de dialogues où les élèves sont invités, par les interventions des enseignants (qui est en accord ou en désaccord avec les propos de X et pourquoi ?), à réagir aux propos de leurs camarades (question – réponse – réponse - réponse) plutôt que de tomber dans le cycle classique d’une discussion en salle de classe (question - réponse, question – réponse). Il est également primordial que les enseignants incitent leurs élèves à réfléchir au processus par lequel ils arrivent à leurs croyances, opinions et jugements (sur quels critères te bases-tu pour affirmer que ? Comment sais-tu que cela est vrai ?). Cette pédagogie du questionnement, qui est parfois déstabilisante pour les enseignants en raison de sa distance avec un enseignement plus traditionnel, requiert de l’ouverture et de la confiance, deux états d’esprit qui peuvent émaner de l’accompagnement et du soutien qu’ils reçoivent des directions d’écoles (Yergeau et Gagnon, 2016).


Je vous invite également à m’écrire (samuel.gagnon@umoncton.ca) si vous avez des questions en lien avec ce genre d’enseignement, aimeriez être dirigé vers des ressources concernant le programme de philosophie pour enfants ou aimeriez dialoguer de n’importe quel sujet en lien avec la pensée critique ou les approches pédagogiques dialogiques. Samuel Gagnon est étudiant à la maitrise à l’Université de Moncton et agent de recherche au Centre de recherche et de développement en éducation (CRDE). Pour plus d'information sur les collaboratrices et collaborateurs invités, cliquez ici.

Références



Bronner, G. (2019). Développement de l’esprit critique : vers une nécessaire révolution pédagogique. Bulletin du CREAS, 6, 28-34.


Gagnon, M. et Yergeau, S. (2016). La pratique du dialogue philosophique au secondaire : vers une dialogique entre théories et pratiques. Presses de l’Université Laval.


Gertz, N. (2018). Nihilism and Technology. Rowman & Littlefield Publishers.


Lang, M., Ferguson, N. et Chiasson, S. (2015). Pensée critique : Habiletés, attitudes et représentations d’enseignantes et d’enseignants de la maternelle à la 5e année. Les Dossier du GREE, 1(3), 68-80.


Lang, M. et Gagnon, S. (2018). Mise en œuvre du programme de philosophie pour enfants : les effets sur l’enseignement selon trois enseignants du primaire. Revue de l’Université de Moncton, 49(1), 43-74.


Lanier, J. (2018). Ten Arguments for Deleting Your Social Media Accounts Right Now. Henry Holt and Co.


Lipman, M. (2003). Thinking in Education. Cambridge University Press.


Ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance. (2014). La politique d’aménagement linguistique et culturel – Un projet de société pour l’éducation en langue française. Province du Nouveau-Brunswick.


Ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance. (2016a). Profil de sortie d’un élève du système scolaire acadien et francophone du Nouveau-Brunswick. Province du Nouveau-Brunswick.


Ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance. (2016b). Plan d’éducation de 10 ans – Donnons à nos enfants une longueur d’avance (Secteur francophone). Province du Nouveau-Brunswick.


Ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance. (2019). Succès chez nous : Un livre vert sur l’éducation au Nouveau-Brunswick. Province du Nouveau-Brunswick.


Sasseville, M. (2009). La pratique de la philosophie avec les enfants. Presses de l’Université Laval.


UNESCO. (2015). Éducation à la citoyenneté mondiale : préparer les apprenants aux défis du XXIe siècle. Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture.


Ventista, O. (2019). An Evaluation of the Philosophy for Children programme: The impact on Cognitive and Non-Cognitive Skills [thèse de doctorat, Durham University].

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